Francis Claudon est depuis 3 ans à Chamonix. Avant, il a été 7 ans formateur an Cnisag. Et avant, 7 ans au PGHM des Alpes-Maritimes. Âgé de 41 ans, il est des Vosges. Il a repris le travail vendredi. ©Photo Grandes Jorasses ci-dessus : Philippe Kupper
« S’il avait fallu descendre jusqu’en bas, je serais descendu jusqu’en bas… »
L’adjudant-chef Francis Claudon du Peloton de gendarmerie de haute montagne de Chamonix a effectué, entre mercredi 21 et jeudi 22 juillet 2010, un secours peu ordinaire.
Déposé à 200 mètres du sommet des Grandes Jorasses (4 208 m) pour hélitreuiller deux alpinistes suisses, il a dû prendre le rôle de guide, seul, la météo empêchant le treuillage. Et escalader le sommet pour rebasculer en Italie au petit matin. Récit d’une nuit blanche.
Quand le secours a-t-il démarré ?
Le premier appel a dû arriver vers 17 h 30 et deux heures plus tard, ils demandaient le secours. Une autre intervention s’est déclenchée en même temps dans la Dent du Géant. Deux collègues sont partis là-bas. On a aussi géré un secours vers Albert 1er.
Vers 19 h 30, on s’est dirigés vers les Grandes Jorasses pour voir ce qui se passait. C’était deux alpinistes à 200, 250 m du sommet. Ils devaient être fatigués de deux jours d’ascension, et ils avaient essuyé un orage important. Ils étaient fatigués, mouillés et moralement ils avaient dû être atteints, ne souhaitaient plus progresser. On était quatre à partir, une équipe pilote-mécano et deux secouristes.
Quelles sont les conditions là-haut ?
Il y a un peu de vent, quelques nuages venus d’Italie. Là où ils sont, ils ont passé les grosses difficultés. Ça commence à se « recoucher » à ce niveau-là. Mais le rocher a tendance à être délité, de pas très bonne qualité. Ils sont sur une petite vire relativement confortable, vachés sur un relais.
Ils ont plié tout leur matériel et nous attendent.
Ça se présente comme un secours classique. L’hélico dépose un secouriste pour s’alléger, et je reste dans la machine. À la première « reco » il n’y a pas de souci, il y a la place. On se représente plusieurs fois, on sent dans l’hélico que ça ne va pas être simple. Il y a des créneaux qui s’ouvrent à nous mais ça peut vite se dégrader. On réussit à me déposer. Je prépare de suite un alpiniste pour être évacué. Il était prévu qu’ils le récupèrent, puis que je sois évacué avec le deuxième. Le principe, c’est qu’on reste toujours, nous, avec le dernier, et qu’on ne reste jamais seul, nous secouriste, non plus.
Vous vous retrouvez donc seul avec eux à attendre un créneau… Ils redescendent refueler, l’hélico remonte, mais le créneau ne se représente pas. Ils partent à la Dent du Géant, repassent à mon niveau après. Mais plus les minutes passent et plus ça se dégrade. Il est environ 20 h 30. Ils récupèrent le secouriste qui était sur glacier de Leschaux, et redescendent à la DZ attendre mon top. Il est bientôt nuit, 21 heures.
La situation se dégradant, j’appelle le PGHM pour demander les prévisions pour le lendemain. Ils annoncent du foehn à 80 km/h. N’ayant pas de certitude sur le temps pour la nuit et surtout sachant que le lendemain, ils annonçaient pire, j’ai pris la décision que je ne voulais pas rester là. Les gens n’étaient pas forcément en état d’attendre deux jours, mais ils étaient en état de progresser. Après c’était une question de les convaincre… Ils auraient préféré attendre sur place ?
Ce sont des Suisses alémaniques qui parlaient un peu anglais. J’ai réussi à leur dire que l’hélico ne reviendrait probablement pas ce soir ni demain matin. Je leur ai dit « on va continuer « . Ils m’ont dit « non, non ! » Il y en a un qui voulait rester là, l’autre dormir. Mais j’ai insisté, et ils ont très bien compris. J’ai récupéré leur matériel d’ascension, mon matériel, on s’est encordés, et vers 21 heures on a commencé à progresser.
Dans quelles conditions, alors ?
Sur du rocher sans trop de glace à cette période de l’année. La nuit est vite arrivée. On a fait toute l’ascension quasiment dans le brouillard. On a parcouru cinq longueurs de 50 m environ. À chaque relais, je les remontais jusqu’à moi. Ça se passait comme une ascension d’alpiniste classique. On est sortis au sommet, à 4 200 m, à minuit. Il y avait du vent, 40 ou 50 km/h, et brouillard. Il ne faisait pas hyper froid, – 3, – 4, voire – 10 à la sortie.
Je ne voulais pas rester au sommet, surtout avec le vent, ce n’était pas un endroit pour bivouaquer. Pour ne pas se refroidir, on a de suite entamé la descente. Le but, c’était d’aller le plus bas possible, sous la couverture nuageuse.
À quoi ressemble la descente ?
Sur la neige ça allait, il y avait quelques traces, mais après il fallait prendre des éperons rocheux de 300 à 400 m de dénivelé, dans du rocher friable. C’est vraiment du terrain montagnard où il faut prendre l’itinéraire le plus facile, à l’intuition. Dans du brouillard, alors qu’eux ont une petite frontale et moi une frontale de secours qui est puissante, et permettait de trouver l’itinéraire le plus simple. On descendait tranquillement, histoire de progresser et ne pas avoir froid. Une fois, on s’est un peu fourvoyés dans l’itinéraire, on a pris une mauvaise trace mais on s’est vite remis sur la bonne voie. On ne s’est quasiment jamais arrêtés. Le plus gros arrêt, c’était pour faire des rappels et mettre la corde en place. Quand on s’arrêtait, ils dormaient, 5 à 10 minutes. Surtout un, l’autre était moins fatigué.
Vous ne vous êtes pas dit « je suis embarqué dans une galère », surtout seul secouriste ?
Le fait que j’étais tout seul, je l’ai vite zappé. Ça ne m’a pas dérangé. J’étais seul secouriste, mais pas seul-seul. Mon souci c’était les dangers objectifs dans le brouillard : chute de pierres, séracs… C’était 1 ne pas se blesser, et 2 ne pas se retrouver dans une impasse à la descente.
Comment se comportaient les deux alpinistes suisses ?
Ils se sont totalement reposés sur moi depuis le départ. Ils m’assuraient pendant l’escalade, mais ils ne prenaient plus d’initiative.
Normalement, j’aurais dû rester derrière pour les assurer pendant la descente, mais comme ils ne connaissaient pas l’itinéraire et que j’avais la lampe, j’étais devant. Point de vue sécurité, ce n’était pas tip-top, mais je leur faisais confiance aussi. Deux ou trois fois je les ai mis devant, mais j’ai dû repasser car ils n’arrivaient pas à prendre le bon itinéraire. Mon but c’était de descendre, bouger et quitter la couverture nuageuse pour être récupérable de jour. S’il avait fallu descendre jusqu’en bas, je serais descendu jusqu’en bas. On n’est pas en moyenne montagne ni au bord de la plage, il faut sortir du milieu, ne pas gamberger.
Vous n’avez jamais eu de moment de questionnement ?
Le premier éperon n’est pas évident. Après j’ai eu un moment de doute car je ne retrouvais pas les traces sur le glacier. On les a retrouvées 5 minutes après, 150 m à droite. Sur le deuxième éperon il y avait des traces de crampons et on a trouvé une ligne de rappel posée par les Italiens. On commençait aussi à voir Courmayeur. C’était vers 4 heures du matin.
L’endroit « sécurit », on l’a atteint à 5 heures du matin, à 3 100 m, en bas de l’éperon du Reposoir, où le jour commence à se lever. J’appelle alors le PGHM pour qu’ils préviennent les Italiens. On s’est dépêchés pour trouver un endroit plat pour faciliter la manoeuvre, et vers 5 h 45 l’hélico est arrivé et la couverture nuageuse aussi. C’était limite.
Comment ont réagi vos collègues ?
Ils étaient contents de m’entendre. J’avais fait un point radio vers minuit, à la sortie, puis après plus d’autre car j’ai coupé la radio pour économiser la batterie et ne pas me retrouver coupé du monde !
Un secours comme ça, ça vous était déjà arrivé ?
Ça m’est déjà arrivé de passer la nuit dehors, mais pas dans ce genre de milieu-là. Il faut être prêt à tout, c’est le métier qui veut ça !
Il faut prendre le recul nécessaire pour prendre la bonne décision. Peut-être qu’on aurait pu se faire récupérer en haut au lever du jour, mais c’est une certitude que je n’avais pas. Je pense avoir pris la bonne décision, j’en ai l’intime conviction. Cette hypothèse, je l’avais en tête déjà quand j’ai été treuillé. C’est ce qui fait le charme de ce métier. Vous allez dix fois au même endroit, ce ne sera jamais le même secours.
Cela restera-t-il comme un souvenir particulier ?
Déjà, les secours aux Grandes Jorasses, on n’en fait pas tous les jours, et des secours aux Grandes Jorasses où l’on doit progresser dans ces conditions, plusieurs heures au-dessus de 3 000 m, tout seul… C’est un secours hors du commun quand même. 99,99 % des secours on les fait à deux, et 0,01 % on va le faire seul dans une face Nord… Là, je n’ai pas sorti le GPS, et j’aurais pu, aussi, appeler par radio si l’on avait été bloqué.
J’avais encore quelques cartouches ! Je suis allé six fois dans les Grandes Jorasses depuis que je suis à Chamonix. quatre fois c’était « simple ».
Vous y retournez demain, alors ? !
Non, je ne ferais pas ça tous les jours ! Mais ce sont des choses qu’on gardera dans les souvenirs, surtout que ça s’est bien passé.
PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID GOSSART
© Photo de Une : Michael Jasinski/voir aussi : www.meteo-chamonix.org
Journal La Savoie